dimanche 20 octobre 2019

Un grenadier suisse au service de Napoléon

Un grenadier suisse au service de Napoléon


Grenadier d'un régiment suisse, en 1812 (source Wikipédia)

Janvier 2004, le Cercle d'histoire de la région de Ste-Croix, publiait l'histoire de Samuel Junod de Ste-Croix, grenadier au service de Napoléon Ier. Ce texte reproduisait le texte d'une causerie faite aux Ste-Crix et à la société des officiers de Sainte-Croix en 1936 par mon grand-père, le colonel Joseph Junod, petit-fils de Samuel Junod. Ce fascicule comprend, entre autres, 3 documents qui sont actuellement en ma possession dont l'un d'eux n'a, à ma connaissance, jamais été publié. Dès lors, il m'est apparu intéressant de compléter cette page d’histoire en partageant l'étonnante destinée de ce Ste-Crix.

Etant donné que nombre de lecteurs n'a pas eu loisir de prendre connaissance de ce fascicule (aujourd'hui épuisé) je reprends le texte de mon grand-père lors de son exposé dans son intégralité.

________________________________________________________


IDENTITE ET CAMPAGNES


JUNOD Pierre Samuel, né le 2 avril 1789, à Ste-Croix, fils de Jérémie et de Catherine Junod, horloger. Engagé pour 4 ans le 7 mai 1810, arrivé au corps le 24 juillet. 1er régiment suisse, n° 5621, 3ème bataillon, 8ème compagnie.

A l'Armée de Naples de 1810 à 1811. En Russie de 1812 à 1814. Prisonnier de guerre en Russie étant à l'Hôpital de Wilomir le 2 juillet 1812. Rentré le 8 février 1815. Licencié le 6 avril 1815. Déserté le 1er juillet 1815.


Quelles étaient les troupes suisses au service étranger au début du XIXe siècle ?


Au service de la France, il y eut :
A. des demi-brigades au service de la République (18'000 hommes
B. 4 régiments sous l'empire
     + 1 bataillon du Valais
     + 1 bataillon de Neuchâtel
C. 2 régiments de la Garde et 4 régiments de ligne (sous la Restauration).

En 1830, lorsque les Bourbons furent chassés de France, les derniers défenseurs du trône, furent des Suisses.
  • Piémont       1 régiment
  • Angleterre    1 régiment (jusqu'en 1812)
  • Espagne      1 régiment
  • Hollande      1 régiment
  • Naples         1 régiment
Quant l'infortuné Roi de Naples François II, abandonné de son armée, se réfugia à Goëte en 1860, la fidélité des Suisses fut son dernier rempart.

Quelles furent, plus spécialement, les troupes suisses au service de Napoléon 1er ?


1ère capitulation (traité) du 27 septembre 1803 (Napoléon est encore Bonaparte 1er Consul)


La Suisse s'engage à lever au profit de la France 16'000 hommes pendant 25 ans, soit quatre régiments de 4'000 hommes (le régiment étant à quatre bataillons, le bataillon à neuf compagnies), plus 8'000 hommes au cas où la France serait attaquée ! La France s'engageait à payer à la Suisse 109 francs par recrue effectivement livrée, soit 24'000 hommes à 109 francs = 2'616'000 francs.
L'effectif ci-dessus fut rarement atteint. En 1807 il y eut un manque de 8'000 hommes, malgré toutes les menaces de Napoléon Empereur.

2ème capitulation (celle qui nous intéresse) du 8 mars 1812


La Suisse s'engage à fournir 12'000 hommes (au lieu de 24'000) soit quatre régiments de trois bataillons à six compagnies.
Le premier régiment(qui fut celui de notre Ste-Crix) fut formé en 1805, essentiellement avec des troupes aguerries des anciennes demi-brigades dissoutes. Son effectif était de 131 officiers  et de 2'766 sous-officiers et soldats. Quatre de ces dix-huit compagnies étaient fournies par le canton de Vaud.
Son uniforme comportait : tunique rouge, pantalons blancs, parements et revers jaunes et pour les grenadiers, bonnet à poil... Sa devise : "Vieux soldats = bonnes armes !"
Le 1er régiment fut d'abord destiné à soutenir le trône chancelant de Joseph Bonaparte, roi de Naples...
Son dépôt, fixé tout d'abord à Besençon, fut transféré à Turin, puis à Rome.

Situons notre grenadier


En 1789, naissait à La Sagne mon grand-père paternel, Pierre Samuel Junod, fils de Jérémie. De conditions modestes (il ne devait pas y avoir de riches familles dans la population fruste du Sainte-Croix d'alors), Pierre Samuel Junod entendit parler comme enfant d'abord, puis comme jeune homme, parler de la gloire naissante d'un certain Bonaparte, de ses succès retentissants, puis de la gloire prodigieuse d'un Napoléon, empereur des Français, des ses effarantes campagnes toujours victorieuses. Le récit lui avait peut-être fait par des combourgeois revenus indemnes...ou estropiés de ces guerres foudroyantes, toujours formidables par leurs résultats.

Si bien que, comme tant de jeunes gens de son âge, pressés peut-être par la nécessité et aussi par les autorités qui avaient de la peine à fournir les contingents exigés par le Corse insatiable, Junod quitta en 1810, à vingt et un ans, son hameau jurassien et sa ferme natale pour s’engager, le 14 mai, au 1er régiment. Il devait en faire partie durant cinq ans. Envoyé au dépôt pour y être formé comme soldat, il fut bientôt incorporé à la 2e compagnie du 1er régiment qu’il rejoignit à Palmi en Calabre.

Se représente-t-on ce que devait être pour un jeune homme, ayant soif d’aventures, ce voyage (à pied !) jusqu’à l’extrémité sud de la Péninsule italienne, la vie des camps et de garnison dans une région si nouvelle et si inhospitalière, la guerre de «guérilla» contre les Calabrais révoltés contre le roi imposé ? Joies, fatigues, dangers, maladies, blessures, il subit tout cela à tour de rôle. Que cette période dut lui paraître calme et mesquine par la suite !

Une année de cette vie-là et ce fut le départ pour le Piémont où nous le retrouverons bientôt.

Alors que le 1er régiment était en Italie, les trois autres régiments suisses guerroyaient en Espagne où leur sort était loin d’être enviable...

C’était tout d’abord le 2e régiment à tuniques rouges, pantalons blancs, et parements bleu roi. Puis, le 3e régiment à tuniques rouges, pantalons blancs, parements noirs. Et enfin, le 4e régiment à tuniques rouges, pantalons blancs, parements bleu céleste... Des 30'000 Suisses qui combattirent sur la Péninsule ibérique, l’Espagnol et l’Anglais et quelquefois les Suisses engagés dans les armées adverses, la moitié ne revit pas son pays !

III. La fin de l’année 1811


La fin de l'année 1811 nous amène aux préparatifs formidables et compliqués de la campagne de Russie, de sinistre mémoire. Napoléon constitua et rassembla une armée monstre pour l’époque. Elle comprenait la fameuse garde impériale et douze corps d’armée. Au total 6l4'000 fantassins, 152'650 chevaux et 1 '266 canons...

Les quatre régiments suisses, tout d’abord attribués au 1er corps d’armée (corps d’armée de Davout), furent en mars 1812 détachés au 2e corps d’armée (corps d’armée Oudinot). Ce transfert enleva aux Suisses l’occasion d’aller jusqu’à Moscou. Ils ne perdirent du reste rien au change.

Suivons un peu la marche de ces régiments pour rejoindre, en Allemagne, «La Grande Armée» qui s’y concentrait pour gagner ensuite la frontière russe. Pas de transports par chemin de fer ou par camion, comme de nos jours bien entendu. Pas de ravitaillement régulièrement assuré. L’étape sera longue. Les kilomètres s’ajoutent aux kilomètres avant de combattre le Russe !

Le 1er régiment (celui de Junod) partit de Reggio de Calabre, à l’extrême sud de l’Italie, le 12 juillet 1811, pour Plaisance. Il ne quitte cette ville que le jour de Noël. Son itinéraire l’amènera à Milan, puis au col du Simplon (au gros de l’hiver !), puis à Saint-Maurice.


Veste d'uniforme du 1er régiment suisse.


Cet habit a appartenu à Abraham Rey (1778-1859), officier vaudois au service de la France dans le cadre du service étranger. Les couleurs spécifiques (rouge garance et jaune jonquille) renvoient au 1er régiment suisse, tandis que le cor brodé sur le retroussis montre qu’il s’agit d’un corps de voltigeurs, c’est-à-dire une troupe d’infanterie légère. A cette époque, l’uniforme des soldats suit des règlements très précis : cet habit a été modifié en 1812 pour correspondre à de nouvelles exigences, en déplaçant notamment l’emplacement des boutons (source Musée militaire de Morges).


A l’hospice du Simplon, le 1er régiment reçut un accueil chaleureux de la part des moines. Là, 250 soldats, ceux qui en exprimèrent le désir, furent mis en congé pour aller rendre visite à leurs familles (ultime visite pour la plupart), avec ordre de rejoindre leur régiment à Besançon. Fait à relever : il n’y eut aucun défaillant à ce rendez-vous ! On ignore si Junod fut du nombre des permissionnaires ou s’il continua avec le régiment sur Saint-Maurice, puis sur Genève (par la route suisse du lac) et enfin sur Besançon.

A Genève, le régiment fut accueilli par une bise violente et des tourbillons de neige. Le lac, couleur d’ardoise, battait rageusement les jetées du port. En dépit de ce temps inhospitalier, les rues étaient pleines de monde pour voir passer les «Suisses» (n’oublions pas qu’à ce moment Genève était une république indépendante). Quand les Genevois aperçurent le tambour- major et, derrière la musique, le vieux colonel Raguettli sur son cheval, ils se mirent à crier de joie et à manifester bruyamment. L’enthousiasme fut à son comble au passage des six compagnies de grenadiers (imaginez notre Sainte- Crix dans les rangs de la 2e compagnie) dans leurs capotes sombres. Bronzés, couverts d’anciennes cicatrices, ces hommes étaient impressionnants sous leurs lourds bonnets à poil à plumets blancs et rouges...

Ce qui rendait ce jour-là l’enthousiasme du peuple de Genève si vibrant, c’était le besoin de prouver que son cœur restait suisse, malgré le drapeau tricolore qui flottait sur les tours de Saint-Pierre !... En acclamant les soldats de Raguettli, les Genevois acclamaient la Suisse.

Le 1er régiment, qui avait déjà 1'500 kilomètres dans les jambes, resta plusieurs jours à Genève où il fut admirablement traité. Il se remit en route pour Strasbourg, par Besançon, Belfort, Colmar. Nous sommes alors au début de mars 1812, la sinistre année.

A Strasbourg, le 1er régiment gagna Baden-Baden, puis Würzbourg et enfin Magdebourg... C’est là que se réunirent les quatre régiments suisses pour former, avec les régiments hollandais, la division Belliard qui, plus tard devint la division Merle...

Disons brièvement comment les 2e, 3e, et 4e régiments rallièrent les troupes du 1er à Magdebourg.

Le 2e régiment, venu de Marseille (d’où il partait sous les acclamations de la population) avait passé par Lyon, Paris (où Napoléon l’inspecta le 12 décembre 1811 et lui exprima sa satisfaction), puis Liège, Aix-la-Chapelle, Wesel, Düsseldorf, Hannovre...

Le 3e régiment, venu de Berg of Zoom en Hollande, avait rejoint le 2e à Aix-la-Chapelle au début de mars, pour continuer avec lui sur Magdebourg.

Le 4e régiment, stationné à Cherbourg à fin décembre 1811, gagna d’abord Paris, où il fut aussitôt inspecté par l’Empereur sur la place du Carrousel, le 8 janvier 1812, d’où il rejoignit les 2e et 3e régiments à Aix-la- Chapelle.

En fin de compte, les quatre régiments se trouvèrent réunis à Magdebourg et formèrent une troupe superbe de 12'000 hommes. Le général Belliard les passa en revue le 24 mars. Puis la marche continua sur Spandau et Stettin en direction de la frontière russe. On passa par Stangard, Neu Stettin, Kôniz, Neuenbourg. A Mewe, sur la Vistule, le maréchal Oudinot passa en revue le 22 mai les 42'000 hommes du 2e corps d’armée. A cette occasion, il fit distribuer à chaque soldat une ration d’eau de vie bien méritée. En effet, les dernières étapes avaient été longues et épuisantes, la marche avait été extra¬ordinairement éprouvante, la nourriture souvent insuffisante et les malades nombreux... Le paquetage était pesant, chaque homme portait huitante cartouches, deux paires de souliers de rechange, dix rations de pain (cinq kilogrammes), quatre livres de farine, soit huit à dix jours de vivres... le pays parcouru étant très pauvre en ressources.

De Mewe, la marche reprit sur Marienbourg, Preussich-Mark, Prussisel- Holland, Braunsberg, Kreuzbourg, Intersbourg, où le 18 juin (cela faisait plus de six mois qu’ils étaient en route), Napoléon, acclamé par ses troupes, passa 40'000 hommes en revue. L’empereur était sombre, avait-il le pressentiment d’une entreprise trop téméraire ?

La saison avançait à grands pas, la frontière russe était encore bien loin, il fallait repartir...
Les colonnes de l’armée impériale s’alourdissaient d’innombrables chariots de vivres et de matériel, traînés par des bœufs destinés à être abattus au fur et à mesure des besoins. Elles donnaient l’image d’une vraie migration des peuples, de tous les peuples d’Europe, plus ou moins amalgames par Napoléon.

On s’achemina ainsi par Sumbinen, Stolluprohnen, Nogasiski, Proniemen pour atteindre enfin le Niemen, c’est-à-dire la frontière russe.

La frontière fut franchie sans résistance sur trois ponts de bateaux jetés sur le Niemen... Durant trois jours, les 24, 25, 26 juin 1812, Napoléon assista au défilé de sa magnifique armée. Ce furent au bas mot plus de 300'000 hommes, 50'000 chevaux et 600 canons qui passèrent interminablement sous ses yeux... C’était déjà un véritable tour de force que d’avoir réuni et amené à pied d’œuvre cette masse énorme d’hommes et de chevaux.

La vraie tâche ne fit que débuter et dès le Niemen franchi, ce furent les misères, les souffrances et les privations qui commencèrent... Elles ne trouveront leur aboutissement que vers la fin de l'année, plus de six mois plus tard. Alors un désastre sans nom sera consommé !

Au cours de ces derniers mois de ces marches épuisantes pour atteindre la frontière russe, qu’est devenu Junod, le grenadier de La Sagne ? Nous n’en savons rien. Il avait autre chose à faire qu’à écrire son journal. A voir du reste les quelques lignes que nous possédons, il ne devait guère avoir usé de culottes sur les bancs de l’école. Et pas de possibilité d’écrire ou de faire parvenir des lettres : la poste n’existait pas, la poste militaire, telle que nous la connaissons, encore bien moins !

Nous pouvons nous le représenter comme un brave petit soldat de cette gigantesque armée, ayant, comme ses camarades ses qualités et ses défauts, ses joies et ses peines. Nous pouvons imaginer que ses pensées n’étaient pas uniquement concentrées sur les événements du moment et sur la vision des pays si nombreux qu’il traversait, mais que, bien souvent, elles s’échappaient le soir au bivouac ou la nuit, comme sentinelle, vers les siens, vers son pays, peut-être même vers une promise qu’il a laissée. Nous sommes sûrs que pourtant, comme ses camarades, il allait gaiement de l’avant, faisant son devoir de soldat, confiant dans le génie de l’Empereur, sûr des victoires au devant desquelles il les conduisait, avide de lauriers à cueillir et à rapporter. Loin des siens et de son petit pays, il songeait avant tout à leur faire honneur, ainsi qu’au drapeau et aux chefs qu’il servait.

IV. Les opérations militaires sur le front russe


Dans l’ambiance combien douloureuse des événements que nous allons relater, n’oublions pas de situer, par la pensée, le grenadier Junod (déjà promu caporal peut-être, car il le devint à une date que nous n’avons pas réussi à déterminer).

Dès Kowno, à peine la frontière franchie, Napoléon scinda son armée en deux. Avec le gros de la troupe qu’il accompagnait, il poursuivit le général Bavelay, qui chaque jour se dérobait. Cette poursuite de trois mois le conduisit jusqu’à Moscou ! L’autre détachement, composé du 2e corps d’armée se porta, lui, plus au nord en protection de la gauche de l’armée principale. Les régiments suisses étaient attribués à ce détachement... Il poursuivit, lui, le général Wittgenstein et fit toute la campagne en Pologne. Il n’ira donc pas jusqu’à Moscou.

C’est cette flanc-garde nord que nous allons suivre plus spécialement. Elle passa, le 27 juin, par les pluies, la rivière Wiliagnomie, dont les ponts étaient détruits. A Janouva, le capitaine voltigeur Besse, de Sainte-Croix, du 1er régiment, celui de Junod, se noya dans les eaux tumultueuses de la rivière...

De l’autre coté de celle-ci, nos soldats trouvèrent d’énormes approvisionnements... hélas, en flammes. 150 000 quintaux de farine, autant de fourrage et des armements considérables furent détruits de cette manière par les Russes en retraite !

La poursuite continua et le 21 juillet, la division Merle arriva en vue du fameux camp retranché de Disna, sur la Duna. On comptait bien y anéantir cette insaisissable armée Wittgenstein. Mais, déception, le général russe abandonna le camp sans le défendre, mais non sans l’avoir livré aux flammes. D’énormes stocks d’approvisionnements y furent consumés. Le général Merle dut se contenter de raser ces fortifications.
La poursuite continua. De nombreux combats furent livrés à l’armée russe en retraite sans qu’elle puisse être saisie et anéantie. Le 26 juillet, ils entrèrent à Polotzk, ayant déjà perdu le tiers des effectifs par la maladie principalement.

La division Merle, avec les régiments suisses, fut détachée à Losowka et Svozina, au nord de Polotzk. Elle y restera, continuant par sa présence, à protéger le gros de l’armée poursuivant le Russe insaisissable sur Smolensk, où Napoléon avait espéré terminer la campagne et où il entra le 25 août, puis il partit sur Moscou (93 lieues plus loin). Il entra dans la capitale de la Russie le 24 septembre, après la formidable bataille de Borodino, qui n’amènera cependant pas la décision... Et ensuite ? Ce fut l’incendie de Moscou et la retraite obligée, mais déjà trop tardive, car l’hiver, le terrible hiver russe était à la porte...

Que sont devenus les Suisses au cours de ces deux mois d’août et septembre ?

Les troupes suisses étaient campées, comme nous l’avons vu, à vingt minutes de la ville de Polotzk, agglomération comptant 3'000 habitants et 350 maisons en bois. Elles souffraient tout d’abord de la chaleur et du manque d’approvisionnement. Pour se nourrir, il fallait marauder du bois, sur ordre, et cela n’allait pas sans risques, car le pays était infesté de détachements russes.

La fatigue, la maladie, les marches et les combats incessants réduisirent peu à peu les effectifs de moitié. Il ne restait que 21'000 hommes sur 44'000 !...

A Polotzk et dans les environs, deux batailles eurent lieu, auxquelles les régiments suisses prirent part.

La première : vers le milieu d’août (cela faisait bientôt un mois qu’ils étaient dans la région), les Russes devinrent entreprenants. Le 18 août, la division Merle livra une grande bataille. Les Bavarois de cette division furent refoulés.

Les Suisses (1er et 2e régiments) tenus en réserve, mais souffrant terriblement de la mitraille ennemie, furent fermes, attendant leur engagement.

Leur bonne contenance contribua à arrêter le flot des fuyards et à assurer la victoire. A l’issue de ce combat, l’effectif du 1er régiment, dans lequel combattait Junod, descendit à 1'063 hommes, alors qu’il était de 1'927 hommes six mois plus tôt, au passage du Rhin. Durant les deux mois suivants, ce fut la guerre des partisans aux alentours de Polotzk.

Les nuits d’automne devenaient toujours plus froides et pernicieuses. Nos soldats toujours en pantalons de toile (on n’avait pas prévu une campagne d’hiver), avec de mauvaises chaussures, mal nourris malgré la maraude, souffraient terriblement. Ils manquaient absolument de pain, de légumes, de sel. Les jeunes recrues vinrent cependant combler les vides. Mais la discipline se relâcha.

Les Russes reçurent des renforts. Au début d’octobre, la situation devint grave devant Polotzk. Et c’est à ce moment que Napoléon dut abandonner Moscou.

Cette situation conduisit à la deuxième bataille de Polotzk.

Le 16 octobre, les Russes attaquèrent l’agglomération concentriquement. Les 1er et 2e régiments suisses étaient engagés à la gauche des positions françaises. Le 1er bataillon du 1er régiment (bataillon de Junod), envoyé en reconnaissance, se couvrit de gloire. Cependant, après avoir perdu 150 hommes sur 300, il fut obligé de se replier emportant ses 50 blessés à coups de baïonnettes.

Le 17 octobre, deuxième jour de la bataille, la lutte continua acharnée. On y vit, spectacle de toute grandeur, une batterie de 80 tambours entraînant à la charge le 2e régiment suisse.

Le 18 octobre (troisième jour de la bataille), les Russes attaquèrent sur toute la ligne. Les 1er et 2e régiments suisses protégeaient toujours l’aile gauche française. Les 3e et 4e régiments suisses défendaient la ville. Des combats furieux se déroulaient. Certains ouvrages étaient perdus et repris sept fois de suite. A un moment donné, les 1er et 2e régiments reçurent l’ordre de se retirer. Blessés par cet ordre, ils se précipitèrent au contraire sur les colonnes russes. Mais ils durent plier sous le nombre et rétrograder par force. Ils le firent au pas ordinaire, avec leurs drapeaux, comme à la manœuvre et réoccupèrent les positions qu’ils avaient si imprudemment quittées une heure auparavant. Ils laissèrent 52 officiers et 1'100 soldats sur le terrain. Le 1er régiment eut à lui seul 200 tués et 300 blessés. Le sergent-major Bornand, de Sainte-Croix, resta seul de sa compagnie, avec un caporal et trois hommes. Il avait reçu un coup de sabre à la tête, une balle dans un bras et avait une blessure à une jambe ! (voir pages 33 et suivantes.)

C’était probablement alors que disparut le grenadier Junod, fait prisonnier par les Russes. Nous allons en perdre la trace pendant une année et demie.

Quelles furent ses aventures pendant cette longue captivité ? Ceux auxquels il les a probablement contées plus tard ne nous les ont pas transmises, fort malheureusement. La seule chose que nous savons, c’est que les déserteurs et les prisonniers suisses dont les Russes s’emparèrent, furent versés dans une légion russo-allemande et qu’à Reval où elle fut, elle comptait 1500 hommes.

En avril 1814, cette unité comptait encore quarante Suisses. Junod fut probablement l’un de ceux-là. Nous le retrouverons à la fin de ce récit, au terme de sa captivité.

La Flag rouge indique la position de la ville de Polotzk


A Polotzk donc, les Suisses livrèrent une terrible bataille... leur bravoure fut hautement reconnue. On leur reprocha même d’en avoir montré en excès. La lecture de leurs hauts faits d’armes est d’un intérêt palpitant. Les régiments suisses furent cités à l’ordre de l’armée.

Le nouveau commandant du 2e corps d’armée, Gourvin de Saint-Cyr, décida d’abandonner Polotzk dans la nuit du 18 au 19 octobre et cela sous la protection des régiments suisses déjà si fortement éprouvés. Ils remplirent de nouveau admirablement leur mission, luttant de place en place, de rue en rue, dans Polotzk livrée aux flammes. Ils durent repasser la Duna hors des ponts, ceux-ci étant détruits. Ce combat de nuit, livré après une forte journée, dura dix heures.

Par leur bravoure et leur ténacité, les régiments suisses sauvèrent l’armée, ne laissant à l’ennemi qu’un unique canon. Le général russe Wittgenstein en fut émerveillé. Le 2e corps d’armée battit donc en retraite, en combattant sans cesse, sur Csaniki, où il rejoignit le 9e corps. Ces deux corps d’armée poursuivirent de concert leur retraite sur Smolensk, en vue d’y rejoindre l’armée principale se retirant de Moscou.

Les combats incessants, les marches et contremarches, par la neige et le froid (on était à fin octobre), la misère, éclaircirent à nouveau terriblement les rangs des troupes suisses. Les quatre régiments réunis, sur 12'000 hommes au départ (chiffre qu’il faudrait augmenter du nombre de recrues reçues depuis), il n’en reste plus que 1 '500 ! Le régiment d’Albry, par exemple, s’était réduit de 3'000 à 230 hommes...

IV. La tragédie va se précipiter


Napoléon quitta Moscou en flammes le 19 octobre, jour où le désastre de Polotzk fut consommé, désastre qu’il ignorait encore, bien entendu. De sa superbe armée, il ramènera avec lui 100'000 combattants (sur 600'000), un nombre considérable de blessés et de traînards, 550 canons (sur l'200) et encore 2'000 voitures de guerre.

Tout allait relativement bien pour commencer. Mais, dès le 4 novembre, la neige se mit à tomber, un vent glacial souffla et le thermomètre descendit à moins douze degrés. La marche devint très pénible, les vivres manquèrent, la route se jalonna de cadavres d’hommes et d’animaux. La troupe commença à se tramer en désordre et souvent sans armes.

Le 9 novembre, Napoléon entra à Smolensk où il comptait prendre ses quartiers d’hiver. Tout était détruit, il fallut abandonner cette ville comme on avait abandonné Moscou... et comme on en abandonnera d’autres. Le froid devint de plus en plus terrible. Le thermomètre tomba à moins vingt- deux degrés. Les étapes durent être de plus en plus réduites.

Et comme si les éléments ne suffisaient pas, l’armée russe harcela les Français de tous côtés, cherchant constamment à leur barrer la route. Il fallut lutter pour passer. Grâce au prestige de Napoléon, cela fut encore possible, car les Russes le craignaient, le croyant plus fort qu’il n’était en réalité. Ils évitaient de s’engager à fond, ce qui eut, sans aucun doute, accéléré la catastrophe. Il arrivait parfois qu’il faille reculer pour recueillir et dégager des corps de troupes laissés en souffrances.

La jonction de l’armée de Moscou et des deux corps d’armée qui revenaient de Polotzk s’effectua le 20 novembre. Napoléon, à la vue des 2e et 9e corps d’armée, pu déjà mesurer l’étendue de son désastre. Les hommes étaient d’une maigreur extrême, noircis par les feux de bivouacs, leurs habits étaient râpés et déchirés. Et pourtant ces héros de Polotzk étaient encore pleins d’entrain et de vigueur. A leurs côtés, seule la garde (5'000 à 6'000 hommes) était encore en état de combattre.

Contre 100'000 Russes, il fallait que les 2e et 9e corps d’armée sauvent les débris de la Grande Armée de l’encerclement. Le 2e corps d’armée, qui comptait encore 1'000 à 1 '200 Suisses, fraya le chemin jusqu’à Borrissow (sur la Bérézina). En se retirant devant cette avant-garde, les Russes coupèrent les ponts qui étaient pourtant de toute importance pour l’armée napoléonienne.

Il fallut chercher d’autres points de passage. Le général Jomini, alors commandant de la place de Wilna, découvrit, le 25 novembre, un endroit favorable pour la construction de ponts près de Weselowa.

Les sapeurs se mirent à l’œuvre avec frénésie. Ils avaient pour tout matériel celui des maisons qu’on démolit en toute hâte. Ils décidèrent de construire trois ponts sur la Bérézina, dont l’un destiné à l’artillerie. Mais le dégel survint, compliquant la tâche. Les eaux grossissaient démesurément et charriaient des glaçons. De l’autre rive, les Russes entravaient les travaux. Les sapeurs, travaillant dans l’eau glacée, luttant contre le courant et les glaçons, parvinrent à terminer un pont, puis un deuxième et cela dans les vingt-quatre heures. On dut renoncer au troisième.

Attendant de pouvoir passer, le 2e corps d’armée se coucha dans la neige, sans possibilité de faire des feux. Le 26 novembre au matin, quelques officiers et des chasseurs traversèrent la rivière à la nage ou sur des radeaux pour prendre possession de la rive opposée et y créer une tête de pont. Ils y réussirent grâce à l’inertie des Russes. Et le défilé de l’armée commença sur les deux ponts, sous les yeux de l’empereur. Nos régiments suisses passèrent avec ordre et discipline vers les deux heures de l’après-midi. Au général Merle passant devant lui, Napoléon lança cette apostrophe :

-           Général, êtes-vous content des Suisses ?
-           Oui Sire, répondit Merle. Si les Suisses attaquent avec autant de vigueur qu’ils savent résister à l’ennemi, votre Majesté en sera satisfaite !
-           Je le sais, dit Napoléon, ce sont de braves soldats !



Général Pierre-Hugues-Victoire Merle 1766 -1830
(Source :https://www.frenchempire.net/biographies/merle/ )


Les Suisses allaient bientôt montrer de quoi ils étaient capables. A peine sur l’autre rive, le 2e corps d’armée eut à attaquer. Le passage sur les deux ponts s’effectua d’une façon ininterrompue pendant deux jours et deux nuits, d’abord de façon ordrée, puis en désordre dès que Napoléon eut lui- même traversé, dans l’après-midi du 27 novembre. 45'000 traînards et des chariots innombrables augmentaient la confusion. Une lutte affreuse s’engagea entre gens à pied et à cheval. Les ponts furent bientôt encombrés de cadavres et de chariots. On se culbutait pour passer quand même, sous les obus, en vociférant de douleur, de rage et de désespoir.

Dans la nuit du 27 au 28 novembre, le thermomètre retomba à moins douze degrés et la neige recommença à tomber à gros flocons. Nos Suisses, étendus sur la neige, la tête reposant sur leur sac, tenant leur fusil en mains, étaient à cinquante pas des Russes. Personne ne dormit à cause du froid, de la faim, de la soif et surtout par crainte d’être brusquement surpris. A l’aube devra se livrer la bataille décisive, dont dépendra pour l’armée française la possibilité de continuer sa route.

Dès sept heures du matin, le commandant du 1er régiment suisse parcourut le front de bataille. Le commandant Blattmann, s’adressant au lieutenant Legler, lui dit :

- Te souviens-tu de cette chanson que tu aimais tant à Glaris ?

Legler se mit à fredonner. Hésitante au début, sa voix tout d’un coup monta chaude et vibrante, il entonna le bel hymne patriotique : «Unser Leben gleicht der Leise». Surpris, les hommes écoutèrent, des officiers s’approchèrent du chanteur, des voix se mirent aussi à chanter :

Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la nuit
Nous cherchons notre passage
Sous un ciel où rien ne luit.

Petit à petit, des centaines de voix reprirent en cœur les couplets et la chanson s’envola par dessus les bivouacs et de la plaine blanche, portant toute la nostalgie du pays et des souvenirs... Ce chant, reprit par Reynold, devint «Le chant de la Bérézina».

Ce chant peut être écouté sous le lien suivant : https://youtu.be/XpqteIbZ_aI

Pour permettre à l’armée de s’écouler en direction de Wilna, le corps d’armée Victor, formé des régiments suisses, croates, polonais et d’un régiment français, le 35e, dut contenir Wittgenstein, qui menaçait cet écoulement  sur son flanc gauche. Pour les Suisses, le combat s'engagea à un contre dix, en pleine forêt.

Les Russes avaient comme mot d'ordre de viser avant tout les officiers. Blattmann, le commandant du 1er régiment suisse, tomba d'une balle en pleine tête. Son successeur, Zingg, tomba à son tour. Les rangs s'éclaircirent. Et pourtant trois bataillons russes déposèrent bientôt leurs armes entre les mains des Suisses. Ces prisonniers, dirigés sur l'arrière, périrent presque tous un peu plus tard de congélation !

Mais les Suisses, de plus en plus furieusement attaqués, avaient brûlé leurs dernières cartouches. Ils chargèrent alors à la baïonnette. Le tambour Kundert, de Glaris, s'élança le premier, battant la charge. Il reçut une balle dans la joue. Le capitaine Rey, un Vaudois, ramassa le tambour. Les Russes furent bousculés sur plusieurs centaines de mètres. Cet avantage fut bientôt reperdu. Six à sept fois de suite, la même action se renouvela. Le sol était jonché de morts. Et l'on vit des sous-officiers prendre le commandement des compagnies, comme l'adjudant Bornand de Sainte-Croix, celui que nous avons connu comme sergent à Polotzk et qui avait été alors décoré pour sa bravoure.

Le combat dura toute la journée. Le soir, ce qui restait des Suisses bivouaqua pour la troisième nuit sur le même terrain, toujours dans la neige. Les survivants étaient à peine trois cents et cent d'entre-eux étaient blessés. Si feux de bivouac suffirent pour le 1er régiment. 
"Braves Suisses!" s'écria le général Merle en passant auprès d'eux, "Vous méritez tous la croix de la légion d'honneur!" En fait, Napolèon décora quarante-six officiers et seize sous-officiers...

En cette terrible journée, les Suisses avaient sauvé l'empereur lui-même et ce qui restait de son armée... Quels sentiments animaient donc tous ces braves ? Par l'aveu de certains rescapés, du premier au dernier, dans ces durs combats, nos soldats avaient la conviction de se sacrifier non pour un homme, mais pour la France... pour l'honneur de leur cher pays, dont ils étaient les représentants. Leur dernière pensée était pour la Suisse, leur coin de pays, leur famille. Pas l'un d'entre-eux n'avait l'idée de maudire l'homme qui les avait entraînés si loin, dans tant de malheurs...

Le 29 novembre, ce fut la retrait sur Wilna pour le restant des ces braves. Des quatre régiments suisses, il ne restait qu'une poignée d'hommes... Cette retraite, sous les feux de l’ennemi, fut épouvantable. Nombre d'officiers et de soldats durent être abandonnés à leur triste sort. Le thermomètre descendit à moins trente degrés et s’y maintint pendant tout le mois de décembre. On peut se représenter l’effet que devait produire cette température sur des corps usés !

Arrivés à l’étape, pas de toit pour s’abriter. Il fallut s’étendre sur la neige, allumer un maigre feu de bois vert, faire griller à la pointe de son sabre quelques lambeaux de cheval crevé, faire fondre la neige pour fabriquer, avec quelques pincées de farine grossière, un peu de soupe, dans laquelle on jetait une ou deux cartouches en guise de sel. Pendant un mois, on ne connut guère d’autres aliments. On finissait tout de même par s’endormir autour du feu. Pour beaucoup, du reste ce fut le dernier sommeil. Pour compléter le tableau, ajoutons que les hommes fourmillaient de vermines, que les chaussures étaient en lambeaux, qu’on ne voyait plus que des yeux caves, des cheveux et des barbes hirsutes.

La grande armée n’était plus qu’une armée fantôme que les Russes attaquaient sans arrêt. Le 5 décembre, à Smorgoni, Napoléon abandonna son armée, par crainte dit-on, de tomber aux mains des Russes. Ce fut le signal de la débandade complète ! Chacun n’eut plus qu’un but : arriver à Wilna, qui paraît-il regorgeait de vivre. Ceux qui y parvinrent n’y trouvèrent aucun des soulagements attendus : tout avait déjà été pillé. Du 3e régiment suisse, seul l’effectif de deux sections atteignit Wilna.

Cette retraite se poursuivit à Kowno, à la frontière prussienne. Kowno... la terre promise ! Ce ne fut que l’ombre de la grande armée qui l’atteignit. Les Suisses passèrent enfin le Niemen les 12 et 13 décembre, pourchassés par trois à quatre cents Cosaques. Depuis Polotzk, ils avaient marché cinquante-sept jours dans les conditions que nous avons décrites. Six mois plus tôt, 600 000 soldats avaient franchi le Niemen dans l’autre direction. 20'000 seulement le repassèrent en décembre. 9'000 Suisses avaient péri en Russie. Selon un rapport russe, les vainqueurs brûlèrent de décembre à février, sur la route suivie par l’armée de Napoléon, 244'000 cadavres de soldats et 123 000 cadavres de chevaux...

Qu’advint-il pour finir des régiments suisses ? Ce qu’il en restait fut rassemblé à Marienbourg au début 1813. Au 1er régiment, on regroupa dix officiers et huitante-cinq sous-officiers et soldats, tous blessés ou malades; au 4e régiment seulement soixante hommes.

Ces squelettes de régiments marchèrent sur Custrin (24 janvier 1815), Magdebourg (où le soldat toucha pour la première fois depuis sept mois une solde régulière), puis Mayence. Peu à peu et au total, des quatre régiments, sur 12'000 hommes, 800 rentrèrent en France.

L’épopée napoléonienne touchait à sa fin, ou à peu près. Les régiments suisses, reconstitués en France, servirent jusqu’en mars 1815, en dernier lieu contre Napoléon au service du roi de France. Rappelés en Suisse par la Diète fédérale lors du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, ils ne furent démobilisés qu’en mars 1816. Rassemblés à Yverdon, sur la place d’armes (derrière le lac), chaque soldat reçut la médaille de la «fidélité helvétique».

En dix années de guerre sous les drapeaux de France, le 1er régiment avait eu 17'529 hommes inscrits dans ses contrôles, 11'892 moururent en service et 419 furent démobilisés à Yverdon.

Sous Napoléon, la Suisse avait fourni 90'000 soldats à la France.

Épilogue


Nous avons laissé le caporal-grenadier Junod prisonnier des Russes dès mi-octobre 1812. Sa captivité dura un an et demi.

En janvier 1814, la Diète fédérale fit recommander à la protection de l’Autriche et de la Russie les prisonniers suisses restés dans ce dernier pays. Le résultat fut formidable. Ces prisonniers furent rapatriés individuellement ou par groupes. Leur retour s’effectua à pied, bien entendu.

Nous ne retrouvons la trace de Junod que par un fragment de sa feuille de route. C’était un papier délabré, sorti de la poche de sa tunique, elle- même dans un triste état, chaque soir à l’étape, pour être timbré par l’autorité qui devait lui assurer le vivre et le couvert. Ce document est couvert de sceaux difficiles à déchiffrer. Il nous montre tout d’abord Junod à Nuremberg le 25 avril 1814. Comment il a abouti là du fin fond de la Russie, nous ne le savons pas. De Nuremberg, la route du retour passe par Wassenrendingen (27 avril), Nordlingen-Heidenheim (30 avril). Là, on lui accorde un char à deux places pour l’étape suivante qui l’amène à Ulm (1er mai). Il passe ensuite à Ehingen (2 mai), à Riedlingen (3 mai) et... (Oh joie de toucher au pays natal !) c’est Schaffhouse le 5 mai, Lenzbourg le 7, Aarberg le 8, Berne le 9, Morat le 10 et enfin Payerne (Oh cher canton de Vaud !) le 11 mai. A ce jour, il ne devait pas avoir parcouru moins de 10'000 kilomètres depuis sa mise en liberté !

Représentons-nous le caporal-grenadier Junod faisant sa dernière étape : c’est le 12 mai 1814. Voilà quatre ans qu’il court le monde... et dans quelles conditions ! Par cette belle journée de printemps, chaque pas le rapproche de son village. Il sait maintenant qu’il l’atteindra ce soir. De bien loin, il aperçoit les sommets qu’il a souvent gravis dans sa jeunesse : le Chasseron, le Cochet, les Aiguilles de Baulmes, le Suchet. Il distingue les maisons de Bullet, du Château, dont il ne peut détacher les yeux. Il arrive enfin au pied de la Côte. Peut-être but-il un bon coup à Vuitebœuf. Nous l’espérons pour lui, car il ne l’a pas volé ! Et pour l’ultime étape, il s’engage dans le sentier de Jean-Baptiste.

A pleins poumons il respire l’air natal. Il ne sent plus la fatigue. Il a hâte d’arriver. Au Château, puis à Sainte-Croix, il rencontre les premières connaissances, qui ont bien de la peine à le reconnaître. Il aperçoit enfin La Sagne et quelques instants après il tombe dans les bras des siens qui le croyaient mort depuis longtemps.

Les premières effusions passées, il apprend qu’aucun de ses compagnons de Sainte-Croix et environs n’est reparu. Ils étaient partis à vingt pourtant, vingt gars pleins de vie, du désir de voir du pays, de porter un bel uniforme. Dix-neuf sont restés couchés dans les grandes plaines blanches de Russie ! Nous nous représentons facilement ce que durent être ces premières journées du revoir. Que de choses à raconter, qui hélas ne nous sont pas parvenues et qui valurent à notre grenadier le surnom de «Russe», qu’il transmit à ses descendants qui devinrent des «Junod à chez le Russe». Les vieux de Sainte-Croix se rappellent parfois ce souvenir.

Mais Junod est toujours soldat et à la longue les journées calmes de son hameau lui pèsent. Il doit rejoindre son régiment qui a été reconstitué. Le voilà en route pour Soissons où il reprend place dans le rang. Le 1er janvier 1815 il est à Arras. Il porte maintenant la cocarde blanche du Roi de France. Le 24 mars 1815, la Diète fédérale décide de rappeler ses régiments au service de la France. Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, autorise la chose. Par petits détachements de cent hommes, commandés par des sous-officiers, nos grognards regagnent la Suisse. Ils se rallient à Soleure.

Puis, après quelques péripéties, entre autres la distribution à Yverdon de la médaille de la «fidélité helvétique» à tous ces rescapés, c’est le licenciement et le retour définitif dans les foyers. Junod s’y retrouve à fin 1815.

Il se marie à La Sagne, reprend la fourche et la faux, ce qui n’apporte du reste pas l’aisance dans la famille. Il essaye en vain d’obtenir une pension de la France, qu’il a fidèlement servie pendant six ans. Il renouvelle ses offres, sans succès, jusqu’à la veille de sa mort, survenue en 1859. Il avait septante ans.

Concluons par le trait d’esprit d’un officier supérieur de la garde suisse à Paris : un jour, le roi s’adressant à lui, dit :

-              Capitaine, avec tout l’argent que la France a donné aux Suisses, on ferait une route depuis Paris à Berne.

-              Sire, répondit le capitaine, avec tout le sang que les Suisses ont versé pour la France, on ferait une rivière de Berne à Paris...




Etat de service de Junod Pierre Samuel de Ste-Croix , Canton de Vaud

Entré au service le 14 mai 1810 au 1er régiment suisse au service de la France, 
2ème compagnie du 1er bataillon.
Campagnes : à Naples, en Italie 1810 – 1811. En Russie 1812
Fait prisonnier par les Russes à Polotzk
Rentré au régiment à Soissons en 1814
Licencié en 1815
Le Préfet du cercle de Sainte-Croix, déclare véritable l’état de service ci-dessus de Junod Pierre Samuel fait sur le vu des pièces qu’il m’a produites.
Sainte-Croix le 21 avril 1855
Collection privée AC

                                                                    Recto
La Municipalité de Ste-Croix déclare :
Que son ressortissant Pierre Samuel Junod, ancien caporal au service de la France, ne possède aucune fortune quelconque et qu’il est maintenant dans l’indigence ne pouvant plus travailler pour subvenir à son entretien.
Acte de pauvreté délivré sur la demande du prénommé, pour lui servir en temps et lieux.
Donné à Ste-Croix le 25 juin 1855
Le Syndic : Auguste Bornand
Le secrétaire : Jules  Addor
Collection privée AC



Verso

Le Préfet du Cercle de Ste-Croix déclare véritable le sceau et les signatures ci-dessus de Messieurs Auguste Bornand, vice-Président, Jules Addor secrétaire, au nom de la Municipalité de Ste-Croix
Ste-Croix le 25 juin 1855
Vu à la Chancellerie d’Etat du Canton de Vaud, pour légalisation
Lausanne, le 11 juillet 1855
Le secrétaire-rédacteur : ………….
Collection privée AC


Acte de bourgeoisie

La municipalité de la commune de Ste-Croix au District de Grandson canton de Vaud, en Suisse Assemblée le Vingt-quatrième du mois de mai mille huit cent quinze sous la Présidence de Monsieur Louis Mermod Syndic :
Sur la demande qui lui a été faite par le Sr Samuel Junod fils de Jérémie de feu Thimotée Junod, tendant à ce qui lui soit expédié un Acte, certifiant son droit de bourgeoisie de la commune de Sainte-Croix. Après examen des registres communaux et de la filiation du requérant :
Déclare :

Quel le Sr Samuel Junod fils de Jérémie de feu Thimothée Junod, est bien Bourgeois de la Commune de Sainte-Croix et qu’en conséquence il sera reconnu lui et tous ses descendans nés et à naitre quelconque comme Bourgeois de cette commune ayant droit de jouir de tous les avantages et prérogatives attachées à cette qualité.

Ainsi fait et passé au Conseil au Conseil municipal à Sainte-Croix et expédié sous le sceau de la Municipalité près la signature de son Président et celle de son Secrétaire le sus dit jour Vingt quatrième Mai Mil huit cent quinze. 24 ème Mai 1815

Salomon Pailliard secrétaire
Mermod Syndic
Collection privée AC


________________________________________________________



L'ouvrage de référence sur le sujet est "Honneur et Fidélité" de P. De Vallière, lequel cite : " La Suisse a donné 90'000 hommes à Napoléon. Le 1er régiment eut, en seize ans, 17'250 homme inscrits dans ses contrôles. De ce nombre 11'891 moururent sur les champs de bataille, de blessures ou de maladie. On peut, d'après ces chiffres, se faire une idée des pertes des trois autres régiments, du bataillon de Neuchâtel et de celui du Valais. Le total des morts dépassa 45'000 et même 50'000 si l'on compte les Genevois et les Jurassiens. Pendant des années, on vit rentrer en Suisse des revenants de Russie. Le 12 mai 1814, arrivait à Sainte-Croix le caporal-grenadier Samuel-Pierre Junod, du 1er régiment suisse, blessé et fait prisonnier à la bataille de Polotzk. Libéré en janvier 1814, il avait regagné la Suisse par petites étapes. Le colonel-instructeur Junod possède encore sa feuille de route. Des vingt hommes de Sainte-Croix engagés au même régiment, le caporal Junod fut le seul à revoir son pays natal. Cinq Mermod, de la même commune, étaient tombés à la Bérésina. Après un court séjour dans sa famille, Junod reprit sa place au régiment, à Soissons, et reçut en 1815, à Yverdon, la médaille de la Fidélité helvétique. Jusqu'à sa mort, en 1859, il essaya vainement d'obtenir de la France la pension qui lui était due.


Mardi 13 mars 2012, le quotidien 24 Heures, sous la plume de Philippe Dumarteray, publiait l'odyssée du caporal Junod.


En mémoire aux Suisses qui ont servi dans les armées étrangères.



                                                                                                               Tous droits réservés / AC

Remerciements : 

- à mon oncle Jean-Louis Junod, décédé le 3 décembre 2019, fils du colonel Junod, lequel m'a fait don des documents qui figurent ci-dessus.
- à mon fils Ivan Cornu, pour sa précieuse aide à la mise en page.