Un grenadier suisse au service de Napoléon
Grenadier d'un régiment suisse, en 1812 (source Wikipédia) |
Janvier 2004, le Cercle d'histoire de la région de Ste-Croix, publiait l'histoire de Samuel Junod de Ste-Croix, grenadier au service de Napoléon Ier. Ce texte reproduisait le texte d'une causerie faite aux Ste-Crix et à la société des officiers de Sainte-Croix en 1936 par mon grand-père, le colonel Joseph Junod, petit-fils de Samuel Junod. Ce fascicule comprend, entre autres, 3 documents qui sont actuellement en ma possession dont l'un d'eux n'a, à ma connaissance, jamais été publié. Dès lors, il m'est apparu intéressant de compléter cette page d’histoire en partageant l'étonnante destinée de ce Ste-Crix.
Etant donné que nombre de lecteurs n'a pas eu loisir de prendre connaissance de ce fascicule (aujourd'hui épuisé) je reprends le texte de mon grand-père lors de son exposé dans son intégralité.
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IDENTITE ET CAMPAGNES
JUNOD Pierre Samuel, né le 2 avril 1789, à Ste-Croix, fils de Jérémie et de Catherine Junod, horloger. Engagé pour 4 ans le 7 mai 1810, arrivé au corps le 24 juillet. 1er régiment suisse, n° 5621, 3ème bataillon, 8ème compagnie.
A l'Armée de Naples de 1810 à 1811. En Russie de 1812 à 1814. Prisonnier de guerre en Russie étant à l'Hôpital de Wilomir le 2 juillet 1812. Rentré le 8 février 1815. Licencié le 6 avril 1815. Déserté le 1er juillet 1815.
Quelles étaient les troupes suisses au service étranger au début du XIXe siècle ?
A. des demi-brigades au service de la République (18'000 hommes
B. 4 régiments sous l'empire
+ 1 bataillon du Valais
+ 1 bataillon de Neuchâtel
C. 2 régiments de la Garde et 4 régiments de ligne (sous la Restauration).
En 1830, lorsque les Bourbons furent chassés de France, les derniers défenseurs du trône, furent des Suisses.
- Piémont 1 régiment
- Angleterre 1 régiment (jusqu'en 1812)
- Espagne 1 régiment
- Hollande 1 régiment
- Naples 1 régiment
Quant l'infortuné Roi de Naples François II, abandonné de son armée, se réfugia à Goëte en 1860, la fidélité des Suisses fut son dernier rempart.
Quelles furent, plus spécialement, les troupes suisses au service de Napoléon 1er ?
1ère capitulation (traité) du 27 septembre 1803 (Napoléon est encore Bonaparte 1er Consul)
La Suisse s'engage à lever au profit de la France 16'000 hommes pendant 25 ans, soit quatre régiments de 4'000 hommes (le régiment étant à quatre bataillons, le bataillon à neuf compagnies), plus 8'000 hommes au cas où la France serait attaquée ! La France s'engageait à payer à la Suisse 109 francs par recrue effectivement livrée, soit 24'000 hommes à 109 francs = 2'616'000 francs.
L'effectif ci-dessus fut rarement atteint. En 1807 il y eut un manque de 8'000 hommes, malgré toutes les menaces de Napoléon Empereur.
2ème capitulation (celle qui nous intéresse) du 8 mars 1812
La Suisse s'engage à fournir 12'000 hommes (au lieu de 24'000) soit quatre régiments de trois bataillons à six compagnies.
Le premier régiment(qui fut celui de notre Ste-Crix) fut formé en 1805, essentiellement avec des troupes aguerries des anciennes demi-brigades dissoutes. Son effectif était de 131 officiers et de 2'766 sous-officiers et soldats. Quatre de ces dix-huit compagnies étaient fournies par le canton de Vaud.
Son uniforme comportait : tunique rouge, pantalons blancs, parements et revers jaunes et pour les grenadiers, bonnet à poil... Sa devise : "Vieux soldats = bonnes armes !"
Le 1er régiment fut d'abord destiné à soutenir le trône chancelant de Joseph Bonaparte, roi de Naples...
Son dépôt, fixé tout d'abord à Besençon, fut transféré à Turin, puis à Rome.
Situons notre grenadier
En 1789, naissait à La Sagne mon grand-père paternel, Pierre Samuel Junod, fils de Jérémie. De conditions modestes (il ne devait pas y avoir de riches familles dans la population fruste du Sainte-Croix d'alors), Pierre Samuel Junod entendit parler comme enfant d'abord, puis comme jeune homme, parler de la gloire naissante d'un certain Bonaparte, de ses succès retentissants, puis de la gloire prodigieuse d'un Napoléon, empereur des Français, des ses effarantes campagnes toujours victorieuses. Le récit lui avait peut-être fait par des combourgeois revenus indemnes...ou estropiés de ces guerres foudroyantes, toujours formidables par leurs résultats.
Si bien que, comme tant de jeunes gens de son âge, pressés
peut-être par la nécessité et aussi par les autorités qui avaient de la peine à
fournir les contingents exigés par le Corse insatiable, Junod quitta en 1810, à
vingt et un ans, son hameau jurassien et sa ferme natale pour s’engager, le 14
mai, au 1er régiment. Il devait en faire partie durant cinq ans. Envoyé au
dépôt pour y être formé comme soldat, il fut bientôt incorporé à la 2e
compagnie du 1er régiment qu’il rejoignit à Palmi en Calabre.
Se représente-t-on ce que devait être pour un jeune homme,
ayant soif d’aventures, ce voyage (à pied !) jusqu’à l’extrémité sud de la
Péninsule italienne, la vie des camps et de garnison dans une région si
nouvelle et si inhospitalière, la guerre de «guérilla» contre les Calabrais
révoltés contre le roi imposé ? Joies, fatigues, dangers, maladies, blessures,
il subit tout cela à tour de rôle. Que cette période dut lui paraître calme et
mesquine par la suite !
Une année de cette vie-là et ce fut le départ pour le
Piémont où nous le retrouverons bientôt.
Alors que le 1er régiment était en Italie, les trois autres
régiments suisses guerroyaient en Espagne où leur sort était loin d’être
enviable...
C’était tout d’abord le 2e régiment à tuniques rouges,
pantalons blancs, et parements bleu roi. Puis, le 3e régiment à tuniques
rouges, pantalons blancs, parements noirs. Et enfin, le 4e régiment à tuniques
rouges, pantalons blancs, parements bleu céleste... Des 30'000 Suisses qui combattirent
sur la Péninsule ibérique, l’Espagnol et l’Anglais et quelquefois les Suisses
engagés dans les armées adverses, la moitié ne revit pas son pays !
III. La fin de l’année 1811
La fin de l'année 1811 nous amène aux préparatifs
formidables et compliqués de la campagne de Russie, de sinistre mémoire.
Napoléon constitua et rassembla une armée monstre pour l’époque. Elle
comprenait la fameuse garde impériale et douze corps d’armée. Au total 6l4'000
fantassins, 152'650 chevaux et 1 '266 canons...
Les quatre régiments suisses, tout d’abord attribués au 1er
corps d’armée (corps d’armée de Davout), furent en mars 1812 détachés au 2e
corps d’armée (corps d’armée Oudinot). Ce transfert enleva aux Suisses
l’occasion d’aller jusqu’à Moscou. Ils ne perdirent du reste rien au change.
Suivons un peu la marche de ces régiments pour rejoindre, en
Allemagne, «La Grande Armée» qui s’y concentrait pour gagner ensuite la
frontière russe. Pas de transports par chemin de fer ou par camion, comme de
nos jours bien entendu. Pas de ravitaillement régulièrement assuré. L’étape
sera longue. Les kilomètres s’ajoutent aux kilomètres avant de combattre le
Russe !
Le 1er régiment (celui de Junod) partit de Reggio de
Calabre, à l’extrême sud de l’Italie, le 12 juillet 1811, pour Plaisance. Il ne
quitte cette ville que le jour de Noël. Son itinéraire l’amènera à Milan, puis
au col du Simplon (au gros de l’hiver !), puis à Saint-Maurice.
A l’hospice du Simplon, le 1er régiment reçut un accueil
chaleureux de la part des moines. Là, 250 soldats, ceux qui en exprimèrent le
désir, furent mis en congé pour aller rendre visite à leurs familles (ultime
visite pour la plupart), avec ordre de rejoindre leur régiment à Besançon. Fait
à relever : il n’y eut aucun défaillant à ce rendez-vous ! On ignore si Junod
fut du nombre des permissionnaires ou s’il continua avec le régiment sur
Saint-Maurice, puis sur Genève (par la route suisse du lac) et enfin sur
Besançon.
A Genève, le régiment fut accueilli par une bise violente et
des tourbillons de neige. Le lac, couleur d’ardoise, battait rageusement les
jetées du port. En dépit de ce temps inhospitalier, les rues étaient pleines de
monde pour voir passer les «Suisses» (n’oublions pas qu’à ce moment Genève
était une république indépendante). Quand les Genevois aperçurent le tambour-
major et, derrière la musique, le vieux colonel Raguettli sur son cheval, ils
se mirent à crier de joie et à manifester bruyamment. L’enthousiasme fut à son
comble au passage des six compagnies de grenadiers (imaginez notre Sainte- Crix
dans les rangs de la 2e compagnie) dans leurs capotes sombres. Bronzés,
couverts d’anciennes cicatrices, ces hommes étaient impressionnants sous leurs
lourds bonnets à poil à plumets blancs et rouges...
Ce qui rendait ce jour-là l’enthousiasme du peuple de Genève
si vibrant, c’était le besoin de prouver que son cœur restait suisse, malgré le
drapeau tricolore qui flottait sur les tours de Saint-Pierre !... En acclamant
les soldats de Raguettli, les Genevois acclamaient la Suisse.
Le 1er régiment, qui avait déjà 1'500 kilomètres dans les
jambes, resta plusieurs jours à Genève où il fut admirablement traité. Il se
remit en route pour Strasbourg, par Besançon, Belfort, Colmar. Nous sommes
alors au début de mars 1812, la sinistre année.
A Strasbourg, le 1er régiment gagna Baden-Baden, puis
Würzbourg et enfin Magdebourg... C’est là que se réunirent les quatre régiments
suisses pour former, avec les régiments hollandais, la division Belliard qui,
plus tard devint la division Merle...
Disons brièvement comment les 2e, 3e, et 4e régiments
rallièrent les troupes du 1er à Magdebourg.
Le 2e régiment, venu de Marseille (d’où il partait sous les
acclamations de la population) avait passé par Lyon, Paris (où Napoléon
l’inspecta le 12 décembre 1811 et lui exprima sa satisfaction), puis Liège,
Aix-la-Chapelle, Wesel, Düsseldorf, Hannovre...
Le 3e régiment, venu de Berg of Zoom en Hollande, avait
rejoint le 2e à Aix-la-Chapelle au début de mars, pour continuer avec lui sur
Magdebourg.
Le 4e régiment, stationné à Cherbourg à fin décembre 1811,
gagna d’abord Paris, où il fut aussitôt inspecté par l’Empereur sur la place du
Carrousel, le 8 janvier 1812, d’où il rejoignit les 2e et 3e régiments à
Aix-la- Chapelle.
En fin de compte, les quatre régiments se trouvèrent réunis
à Magdebourg et formèrent une troupe superbe de 12'000 hommes. Le général
Belliard les passa en revue le 24 mars. Puis la marche continua sur Spandau et
Stettin en direction de la frontière russe. On passa par Stangard, Neu Stettin,
Kôniz, Neuenbourg. A Mewe, sur la Vistule, le maréchal Oudinot passa en revue
le 22 mai les 42'000 hommes du 2e corps d’armée. A cette occasion, il fit
distribuer à chaque soldat une ration d’eau de vie bien méritée. En effet, les
dernières étapes avaient été longues et épuisantes, la marche avait été
extra¬ordinairement éprouvante, la nourriture souvent insuffisante et les
malades nombreux... Le paquetage était pesant, chaque homme portait huitante
cartouches, deux paires de souliers de rechange, dix rations de pain (cinq kilogrammes),
quatre livres de farine, soit huit à dix jours de vivres... le pays parcouru
étant très pauvre en ressources.
De Mewe, la marche reprit sur Marienbourg, Preussich-Mark,
Prussisel- Holland, Braunsberg, Kreuzbourg, Intersbourg, où le 18 juin (cela
faisait plus de six mois qu’ils étaient en route), Napoléon, acclamé par ses
troupes, passa 40'000 hommes en revue. L’empereur était sombre, avait-il le
pressentiment d’une entreprise trop téméraire ?
La saison avançait à grands pas, la frontière russe était
encore bien loin, il fallait repartir...
Les colonnes de l’armée impériale s’alourdissaient
d’innombrables chariots de vivres et de matériel, traînés par des bœufs
destinés à être abattus au fur et à mesure des besoins. Elles donnaient l’image
d’une vraie migration des peuples, de tous les peuples d’Europe, plus ou moins
amalgames par Napoléon.
On s’achemina ainsi par Sumbinen, Stolluprohnen, Nogasiski,
Proniemen pour atteindre enfin le Niemen, c’est-à-dire la frontière russe.
La frontière fut franchie sans résistance sur trois ponts de
bateaux jetés sur le Niemen... Durant trois jours, les 24, 25, 26 juin 1812,
Napoléon assista au défilé de sa magnifique armée. Ce furent au bas mot plus de
300'000 hommes, 50'000 chevaux et 600 canons qui passèrent interminablement
sous ses yeux... C’était déjà un véritable tour de force que d’avoir réuni et
amené à pied d’œuvre cette masse énorme d’hommes et de chevaux.
La vraie tâche ne fit que débuter et dès le Niemen franchi,
ce furent les misères, les souffrances et les privations qui commencèrent...
Elles ne trouveront leur aboutissement que vers la fin de l'année, plus de six
mois plus tard. Alors un désastre sans nom sera consommé !
Au cours de ces derniers mois de ces marches épuisantes pour
atteindre la frontière russe, qu’est devenu Junod, le grenadier de La Sagne ?
Nous n’en savons rien. Il avait autre chose à faire qu’à écrire son journal. A
voir du reste les quelques lignes que nous possédons, il ne devait guère avoir
usé de culottes sur les bancs de l’école. Et pas de possibilité d’écrire ou de
faire parvenir des lettres : la poste n’existait pas, la poste militaire, telle
que nous la connaissons, encore bien moins !
Nous pouvons nous le représenter comme un brave petit soldat
de cette gigantesque armée, ayant, comme ses camarades ses qualités et ses
défauts, ses joies et ses peines. Nous pouvons imaginer que ses pensées
n’étaient pas uniquement concentrées sur les événements du moment et sur la
vision des pays si nombreux qu’il traversait, mais que, bien souvent, elles
s’échappaient le soir au bivouac ou la nuit, comme sentinelle, vers les siens,
vers son pays, peut-être même vers une promise qu’il a laissée. Nous sommes
sûrs que pourtant, comme ses camarades, il allait gaiement de l’avant, faisant
son devoir de soldat, confiant dans le génie de l’Empereur, sûr des victoires
au devant desquelles il les conduisait, avide de lauriers à cueillir et à
rapporter. Loin des siens et de son petit pays, il songeait avant tout à leur
faire honneur, ainsi qu’au drapeau et aux chefs qu’il servait.
IV. Les opérations militaires sur le front russe
Dans l’ambiance combien douloureuse des événements que nous
allons relater, n’oublions pas de situer, par la pensée, le grenadier Junod
(déjà promu caporal peut-être, car il le devint à une date que nous n’avons pas
réussi à déterminer).
Dès Kowno, à peine la frontière franchie, Napoléon scinda
son armée en deux. Avec le gros de la troupe qu’il accompagnait, il poursuivit
le général Bavelay, qui chaque jour se dérobait. Cette poursuite de trois mois
le conduisit jusqu’à Moscou ! L’autre détachement, composé du 2e corps d’armée
se porta, lui, plus au nord en protection de la gauche de l’armée principale.
Les régiments suisses étaient attribués à ce détachement... Il poursuivit, lui,
le général Wittgenstein et fit toute la campagne en Pologne. Il n’ira donc pas
jusqu’à Moscou.
C’est cette flanc-garde nord que nous allons suivre plus
spécialement. Elle passa, le 27 juin, par les pluies, la rivière Wiliagnomie,
dont les ponts étaient détruits. A Janouva, le capitaine voltigeur Besse, de
Sainte-Croix, du 1er régiment, celui de Junod, se noya dans les eaux
tumultueuses de la rivière...
De l’autre coté de celle-ci, nos soldats trouvèrent
d’énormes approvisionnements... hélas, en flammes. 150 000 quintaux de farine,
autant de fourrage et des armements considérables furent détruits de cette
manière par les Russes en retraite !
La poursuite continua et le 21 juillet, la division Merle
arriva en vue du fameux camp retranché de Disna, sur la Duna. On comptait bien
y anéantir cette insaisissable armée Wittgenstein. Mais, déception, le général
russe abandonna le camp sans le défendre, mais non sans l’avoir livré aux
flammes. D’énormes stocks d’approvisionnements y furent consumés. Le général
Merle dut se contenter de raser ces fortifications.
La poursuite continua. De nombreux combats furent livrés à
l’armée russe en retraite sans qu’elle puisse être saisie et anéantie. Le 26
juillet, ils entrèrent à Polotzk, ayant déjà perdu le tiers des effectifs par
la maladie principalement.
La division Merle, avec les régiments suisses, fut détachée
à Losowka et Svozina, au nord de Polotzk. Elle y restera, continuant par sa
présence, à protéger le gros de l’armée poursuivant le Russe insaisissable sur
Smolensk, où Napoléon avait espéré terminer la campagne et où il entra le 25
août, puis il partit sur Moscou (93 lieues plus loin). Il entra dans la
capitale de la Russie le 24 septembre, après la formidable bataille de Borodino,
qui n’amènera cependant pas la décision... Et ensuite ? Ce fut l’incendie de
Moscou et la retraite obligée, mais déjà trop tardive, car l’hiver, le terrible
hiver russe était à la porte...
Que sont devenus les Suisses au cours de ces deux mois d’août
et septembre ?
Les troupes suisses étaient campées, comme nous l’avons vu,
à vingt minutes de la ville de Polotzk, agglomération comptant 3'000 habitants
et 350 maisons en bois. Elles souffraient tout d’abord de la chaleur et du
manque d’approvisionnement. Pour se nourrir, il fallait marauder du bois, sur
ordre, et cela n’allait pas sans risques, car le pays était infesté de
détachements russes.
La fatigue, la maladie, les marches et les combats
incessants réduisirent peu à peu les effectifs de moitié. Il ne restait que
21'000 hommes sur 44'000 !...
A Polotzk et dans les environs, deux batailles eurent lieu,
auxquelles les régiments suisses prirent part.
La première : vers le milieu d’août (cela faisait bientôt un
mois qu’ils étaient dans la région), les Russes devinrent entreprenants. Le 18
août, la division Merle livra une grande bataille. Les Bavarois de cette
division furent refoulés.
Les Suisses (1er et 2e régiments) tenus en réserve, mais
souffrant terriblement de la mitraille ennemie, furent fermes, attendant leur
engagement.
Leur bonne contenance contribua à arrêter le flot des
fuyards et à assurer la victoire. A l’issue de ce combat, l’effectif du 1er
régiment, dans lequel combattait Junod, descendit à 1'063 hommes, alors qu’il
était de 1'927 hommes six mois plus tôt, au passage du Rhin. Durant les deux
mois suivants, ce fut la guerre des partisans aux alentours de Polotzk.
Les nuits d’automne devenaient toujours plus froides et
pernicieuses. Nos soldats toujours en pantalons de toile (on n’avait pas prévu
une campagne d’hiver), avec de mauvaises chaussures, mal nourris malgré la
maraude, souffraient terriblement. Ils manquaient absolument de pain, de
légumes, de sel. Les jeunes recrues vinrent cependant combler les vides. Mais
la discipline se relâcha.
Les Russes reçurent des renforts. Au début d’octobre, la
situation devint grave devant Polotzk. Et c’est à ce moment que Napoléon dut
abandonner Moscou.
Cette situation conduisit à la deuxième bataille de Polotzk.
Le 16 octobre, les Russes attaquèrent l’agglomération
concentriquement. Les 1er et 2e régiments suisses étaient engagés à la gauche
des positions françaises. Le 1er bataillon du 1er régiment (bataillon de
Junod), envoyé en reconnaissance, se couvrit de gloire. Cependant, après avoir
perdu 150 hommes sur 300, il fut obligé de se replier emportant ses 50 blessés
à coups de baïonnettes.
Le 17 octobre, deuxième jour de la bataille, la lutte
continua acharnée. On y vit, spectacle de toute grandeur, une batterie de 80
tambours entraînant à la charge le 2e régiment suisse.
Le 18 octobre (troisième jour de la bataille), les Russes
attaquèrent sur toute la ligne. Les 1er et 2e régiments suisses protégeaient
toujours l’aile gauche française. Les 3e et 4e régiments suisses défendaient la
ville. Des combats furieux se déroulaient. Certains ouvrages étaient perdus et
repris sept fois de suite. A un moment donné, les 1er et 2e régiments reçurent
l’ordre de se retirer. Blessés par cet ordre, ils se précipitèrent au contraire
sur les colonnes russes. Mais ils durent plier sous le nombre et rétrograder
par force. Ils le firent au pas ordinaire, avec leurs drapeaux, comme à la
manœuvre et réoccupèrent les positions qu’ils avaient si imprudemment quittées
une heure auparavant. Ils laissèrent 52 officiers et 1'100 soldats sur le
terrain. Le 1er régiment eut à lui seul 200 tués et 300 blessés. Le
sergent-major Bornand, de Sainte-Croix, resta seul de sa compagnie, avec un
caporal et trois hommes. Il avait reçu un coup de sabre à la tête, une balle
dans un bras et avait une blessure à une jambe ! (voir pages 33 et suivantes.)
C’était probablement alors que disparut le grenadier Junod,
fait prisonnier par les Russes. Nous allons en perdre la trace pendant une
année et demie.
Quelles furent ses aventures pendant cette longue captivité
? Ceux auxquels il les a probablement contées plus tard ne nous les ont pas
transmises, fort malheureusement. La seule chose que nous savons, c’est que les
déserteurs et les prisonniers suisses dont les Russes s’emparèrent, furent
versés dans une légion russo-allemande et qu’à Reval où elle fut, elle comptait
1500 hommes.
En avril 1814, cette unité comptait encore quarante Suisses.
Junod fut probablement l’un de ceux-là. Nous le retrouverons à la fin de ce
récit, au terme de sa captivité.
La Flag rouge indique la position de la ville de Polotzk |
A Polotzk donc, les Suisses livrèrent une terrible
bataille... leur bravoure fut hautement reconnue. On leur reprocha même d’en
avoir montré en excès. La lecture de leurs hauts faits d’armes est d’un intérêt
palpitant. Les régiments suisses furent cités à l’ordre de l’armée.
Le nouveau commandant du 2e corps d’armée, Gourvin de
Saint-Cyr, décida d’abandonner Polotzk dans la nuit du 18 au 19 octobre et cela
sous la protection des régiments suisses déjà si fortement éprouvés. Ils
remplirent de nouveau admirablement leur mission, luttant de place en place, de
rue en rue, dans Polotzk livrée aux flammes. Ils durent repasser la Duna hors
des ponts, ceux-ci étant détruits. Ce combat de nuit, livré après une forte
journée, dura dix heures.
Par leur bravoure et leur ténacité, les régiments suisses
sauvèrent l’armée, ne laissant à l’ennemi qu’un unique canon. Le général russe
Wittgenstein en fut émerveillé. Le 2e corps d’armée battit donc en retraite, en
combattant sans cesse, sur Csaniki, où il rejoignit le 9e corps. Ces deux corps
d’armée poursuivirent de concert leur retraite sur Smolensk, en vue d’y
rejoindre l’armée principale se retirant de Moscou.
Les combats incessants, les marches et contremarches, par la
neige et le froid (on était à fin octobre), la misère, éclaircirent à nouveau
terriblement les rangs des troupes suisses. Les quatre régiments réunis, sur
12'000 hommes au départ (chiffre qu’il faudrait augmenter du nombre de recrues
reçues depuis), il n’en reste plus que 1 '500 ! Le régiment d’Albry, par exemple,
s’était réduit de 3'000 à 230 hommes...
IV. La tragédie va se précipiter
Napoléon quitta Moscou en flammes le 19 octobre, jour où le
désastre de Polotzk fut consommé, désastre qu’il ignorait encore, bien entendu.
De sa superbe armée, il ramènera avec lui 100'000 combattants (sur 600'000), un
nombre considérable de blessés et de traînards, 550 canons (sur l'200) et
encore 2'000 voitures de guerre.
Tout allait relativement bien pour commencer. Mais, dès le 4
novembre, la neige se mit à tomber, un vent glacial souffla et le thermomètre
descendit à moins douze degrés. La marche devint très pénible, les vivres
manquèrent, la route se jalonna de cadavres d’hommes et d’animaux. La troupe
commença à se tramer en désordre et souvent sans armes.
Le 9 novembre, Napoléon entra à Smolensk où il comptait
prendre ses quartiers d’hiver. Tout était détruit, il fallut abandonner cette
ville comme on avait abandonné Moscou... et comme on en abandonnera d’autres.
Le froid devint de plus en plus terrible. Le thermomètre tomba à moins vingt-
deux degrés. Les étapes durent être de plus en plus réduites.
Et comme si les éléments ne suffisaient pas, l’armée russe
harcela les Français de tous côtés, cherchant constamment à leur barrer la
route. Il fallut lutter pour passer. Grâce au prestige de Napoléon, cela fut
encore possible, car les Russes le craignaient, le croyant plus fort qu’il
n’était en réalité. Ils évitaient de s’engager à fond, ce qui eut, sans aucun
doute, accéléré la catastrophe. Il arrivait parfois qu’il faille reculer pour
recueillir et dégager des corps de troupes laissés en souffrances.
La jonction de l’armée de Moscou et des deux corps d’armée
qui revenaient de Polotzk s’effectua le 20 novembre. Napoléon, à la vue des 2e
et 9e corps d’armée, pu déjà mesurer l’étendue de son désastre. Les hommes
étaient d’une maigreur extrême, noircis par les feux de bivouacs, leurs habits
étaient râpés et déchirés. Et pourtant ces héros de Polotzk étaient encore
pleins d’entrain et de vigueur. A leurs côtés, seule la garde (5'000 à 6'000
hommes) était encore en état de combattre.
Contre 100'000 Russes, il fallait que les 2e et 9e corps
d’armée sauvent les débris de la Grande Armée de l’encerclement. Le 2e corps
d’armée, qui comptait encore 1'000 à 1 '200 Suisses, fraya le chemin jusqu’à
Borrissow (sur la Bérézina). En se retirant devant cette avant-garde, les
Russes coupèrent les ponts qui étaient pourtant de toute importance pour l’armée
napoléonienne.
Il fallut chercher d’autres points de passage. Le général
Jomini, alors commandant de la place de Wilna, découvrit, le 25 novembre, un
endroit favorable pour la construction de ponts près de Weselowa.
Les sapeurs se mirent à l’œuvre avec frénésie. Ils avaient
pour tout matériel celui des maisons qu’on démolit en toute hâte. Ils
décidèrent de construire trois ponts sur la Bérézina, dont l’un destiné à
l’artillerie. Mais le dégel survint, compliquant la tâche. Les eaux
grossissaient démesurément et charriaient des glaçons. De l’autre rive, les
Russes entravaient les travaux. Les sapeurs, travaillant dans l’eau glacée,
luttant contre le courant et les glaçons, parvinrent à terminer un pont, puis
un deuxième et cela dans les vingt-quatre heures. On dut renoncer au troisième.
Attendant de pouvoir passer, le 2e corps d’armée se coucha
dans la neige, sans possibilité de faire des feux. Le 26 novembre au matin,
quelques officiers et des chasseurs traversèrent la rivière à la nage ou sur
des radeaux pour prendre possession de la rive opposée et y créer une tête de
pont. Ils y réussirent grâce à l’inertie des Russes. Et le défilé de l’armée
commença sur les deux ponts, sous les yeux de l’empereur. Nos régiments suisses
passèrent avec ordre et discipline vers les deux heures de l’après-midi. Au
général Merle passant devant lui, Napoléon lança cette apostrophe :
- Général,
êtes-vous content des Suisses ?
- Oui
Sire, répondit Merle. Si les Suisses attaquent avec autant de vigueur qu’ils
savent résister à l’ennemi, votre Majesté en sera satisfaite !
- Je le
sais, dit Napoléon, ce sont de braves soldats !
Général Pierre-Hugues-Victoire Merle 1766 -1830 (Source :https://www.frenchempire.net/biographies/merle/ ) |
Les Suisses allaient bientôt montrer de quoi ils étaient
capables. A peine sur l’autre rive, le 2e corps d’armée eut à attaquer. Le
passage sur les deux ponts s’effectua d’une façon ininterrompue pendant deux
jours et deux nuits, d’abord de façon ordrée, puis en désordre dès que Napoléon
eut lui- même traversé, dans l’après-midi du 27 novembre. 45'000 traînards et
des chariots innombrables augmentaient la confusion. Une lutte affreuse
s’engagea entre gens à pied et à cheval. Les ponts furent bientôt encombrés de
cadavres et de chariots. On se culbutait pour passer quand même, sous les obus,
en vociférant de douleur, de rage et de désespoir.
Dans la nuit du 27 au 28 novembre, le thermomètre retomba à
moins douze degrés et la neige recommença à tomber à gros flocons. Nos Suisses,
étendus sur la neige, la tête reposant sur leur sac, tenant leur fusil en
mains, étaient à cinquante pas des Russes. Personne ne dormit à cause du froid,
de la faim, de la soif et surtout par crainte d’être brusquement surpris. A
l’aube devra se livrer la bataille décisive, dont dépendra pour l’armée
française la possibilité de continuer sa route.
Dès sept heures du matin, le commandant du 1er régiment
suisse parcourut le front de bataille. Le commandant Blattmann, s’adressant au
lieutenant Legler, lui dit :
- Te souviens-tu de cette chanson que tu aimais tant à
Glaris ?
Legler se mit à fredonner. Hésitante au début, sa voix tout
d’un coup monta chaude et vibrante, il entonna le bel hymne patriotique :
«Unser Leben gleicht der Leise». Surpris, les hommes écoutèrent, des officiers
s’approchèrent du chanteur, des voix se mirent aussi à chanter :
Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la nuit
Nous cherchons notre passage
Sous un ciel où rien ne luit.
Petit à petit, des centaines de voix reprirent en cœur les
couplets et la chanson s’envola par dessus les bivouacs et de la plaine
blanche, portant toute la nostalgie du pays et des souvenirs... Ce chant,
reprit par Reynold, devint «Le chant de la Bérézina».
Ce chant peut être écouté sous le lien suivant : https://youtu.be/XpqteIbZ_aI
Ce chant peut être écouté sous le lien suivant : https://youtu.be/XpqteIbZ_aI
Pour permettre à l’armée de s’écouler en direction de Wilna,
le corps d’armée Victor, formé des régiments suisses, croates, polonais et d’un
régiment français, le 35e, dut contenir Wittgenstein, qui menaçait cet écoulement sur son flanc gauche. Pour les Suisses, le combat s'engagea à un contre dix, en pleine forêt.
Les Russes avaient comme mot d'ordre de viser avant tout les officiers. Blattmann, le commandant du 1er régiment suisse, tomba d'une balle en pleine tête. Son successeur, Zingg, tomba à son tour. Les rangs s'éclaircirent. Et pourtant trois bataillons russes déposèrent bientôt leurs armes entre les mains des Suisses. Ces prisonniers, dirigés sur l'arrière, périrent presque tous un peu plus tard de congélation !
Mais les Suisses, de plus en plus furieusement attaqués, avaient brûlé leurs dernières cartouches. Ils chargèrent alors à la baïonnette. Le tambour Kundert, de Glaris, s'élança le premier, battant la charge. Il reçut une balle dans la joue. Le capitaine Rey, un Vaudois, ramassa le tambour. Les Russes furent bousculés sur plusieurs centaines de mètres. Cet avantage fut bientôt reperdu. Six à sept fois de suite, la même action se renouvela. Le sol était jonché de morts. Et l'on vit des sous-officiers prendre le commandement des compagnies, comme l'adjudant Bornand de Sainte-Croix, celui que nous avons connu comme sergent à Polotzk et qui avait été alors décoré pour sa bravoure.
Le combat dura toute la journée. Le soir, ce qui restait des Suisses bivouaqua pour la troisième nuit sur le même terrain, toujours dans la neige. Les survivants étaient à peine trois cents et cent d'entre-eux étaient blessés. Si feux de bivouac suffirent pour le 1er régiment.
"Braves Suisses!" s'écria le général Merle en passant auprès d'eux, "Vous méritez tous la croix de la légion d'honneur!" En fait, Napolèon décora quarante-six officiers et seize sous-officiers...
En cette terrible journée, les Suisses avaient sauvé l'empereur lui-même et ce qui restait de son armée... Quels sentiments animaient donc tous ces braves ? Par l'aveu de certains rescapés, du premier au dernier, dans ces durs combats, nos soldats avaient la conviction de se sacrifier non pour un homme, mais pour la France... pour l'honneur de leur cher pays, dont ils étaient les représentants. Leur dernière pensée était pour la Suisse, leur coin de pays, leur famille. Pas l'un d'entre-eux n'avait l'idée de maudire l'homme qui les avait entraînés si loin, dans tant de malheurs...
Le 29 novembre, ce fut la retrait sur Wilna pour le restant des ces braves. Des quatre régiments suisses, il ne restait qu'une poignée d'hommes... Cette retraite, sous les feux de l’ennemi, fut épouvantable. Nombre d'officiers et de soldats durent être abandonnés à leur triste sort. Le thermomètre descendit
à moins trente degrés et s’y maintint pendant tout le mois de décembre. On peut
se représenter l’effet que devait produire cette température sur des corps usés
!
Arrivés à l’étape, pas de toit pour s’abriter. Il fallut s’étendre
sur la neige, allumer un maigre feu de bois vert, faire griller à la pointe de
son sabre quelques lambeaux de cheval crevé, faire fondre la neige pour
fabriquer, avec quelques pincées de farine grossière, un peu de soupe, dans
laquelle on jetait une ou deux cartouches en guise de sel. Pendant un mois, on
ne connut guère d’autres aliments. On finissait tout de même par s’endormir
autour du feu. Pour beaucoup, du reste ce fut le dernier sommeil. Pour
compléter le tableau, ajoutons que les hommes fourmillaient de vermines, que
les chaussures étaient en lambeaux, qu’on ne voyait plus que des yeux caves,
des cheveux et des barbes hirsutes.
La grande armée n’était plus qu’une armée fantôme que les
Russes attaquaient sans arrêt. Le 5 décembre, à Smorgoni, Napoléon abandonna
son armée, par crainte dit-on, de tomber aux mains des Russes. Ce fut le signal
de la débandade complète ! Chacun n’eut plus qu’un but : arriver à Wilna, qui
paraît-il regorgeait de vivre. Ceux qui y parvinrent n’y trouvèrent aucun des soulagements
attendus : tout avait déjà été pillé. Du 3e régiment suisse, seul l’effectif de
deux sections atteignit Wilna.
Cette retraite se poursuivit à Kowno, à la frontière
prussienne. Kowno... la terre promise ! Ce ne fut que l’ombre de la grande
armée qui l’atteignit. Les Suisses passèrent enfin le Niemen les 12 et 13
décembre, pourchassés par trois à quatre cents Cosaques. Depuis Polotzk, ils
avaient marché cinquante-sept jours dans les conditions que nous avons
décrites. Six mois plus tôt, 600 000 soldats avaient franchi le Niemen dans
l’autre direction. 20'000 seulement le repassèrent en décembre. 9'000 Suisses
avaient péri en Russie. Selon un rapport russe, les vainqueurs brûlèrent de
décembre à février, sur la route suivie par l’armée de Napoléon, 244'000
cadavres de soldats et 123 000 cadavres de chevaux...
Qu’advint-il pour finir des régiments suisses ? Ce qu’il en
restait fut rassemblé à Marienbourg au début 1813. Au 1er régiment, on regroupa
dix officiers et huitante-cinq sous-officiers et soldats, tous blessés ou
malades; au 4e régiment seulement soixante hommes.
Ces squelettes de régiments marchèrent sur Custrin (24
janvier 1815), Magdebourg (où le soldat toucha pour la première fois depuis
sept mois une solde régulière), puis Mayence. Peu à peu et au total, des quatre
régiments, sur 12'000 hommes, 800 rentrèrent en France.
L’épopée napoléonienne touchait à sa fin, ou à peu près. Les
régiments suisses, reconstitués en France, servirent jusqu’en mars 1815, en
dernier lieu contre Napoléon au service du roi de France. Rappelés en Suisse
par la Diète fédérale lors du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, ils ne furent
démobilisés qu’en mars 1816. Rassemblés à Yverdon, sur la place d’armes
(derrière le lac), chaque soldat reçut la médaille de la «fidélité helvétique».
En dix années de guerre sous les drapeaux de France, le 1er
régiment avait eu 17'529 hommes inscrits dans ses contrôles, 11'892 moururent
en service et 419 furent démobilisés à Yverdon.
Sous Napoléon, la Suisse avait fourni 90'000 soldats à la
France.
Épilogue
Nous avons laissé le caporal-grenadier Junod prisonnier des
Russes dès mi-octobre 1812. Sa captivité dura un an et demi.
En janvier 1814, la Diète fédérale fit recommander à la
protection de l’Autriche et de la Russie les prisonniers suisses restés dans ce
dernier pays. Le résultat fut formidable. Ces prisonniers furent rapatriés
individuellement ou par groupes. Leur retour s’effectua à pied, bien entendu.
Nous ne retrouvons la trace de Junod que par un fragment de
sa feuille de route. C’était un papier délabré, sorti de la poche de sa
tunique, elle- même dans un triste état, chaque soir à l’étape, pour être
timbré par l’autorité qui devait lui assurer le vivre et le couvert. Ce
document est couvert de sceaux difficiles à déchiffrer. Il nous montre tout
d’abord Junod à Nuremberg le 25 avril 1814. Comment il a abouti là du fin fond
de la Russie, nous ne le savons pas. De Nuremberg, la route du retour passe par
Wassenrendingen (27 avril), Nordlingen-Heidenheim (30 avril). Là, on lui accorde
un char à deux places pour l’étape suivante qui l’amène à Ulm (1er mai). Il
passe ensuite à Ehingen (2 mai), à Riedlingen (3 mai) et... (Oh joie de toucher
au pays natal !) c’est Schaffhouse le 5 mai, Lenzbourg le 7, Aarberg le 8,
Berne le 9, Morat le 10 et enfin Payerne (Oh cher canton de Vaud !) le 11 mai.
A ce jour, il ne devait pas avoir parcouru moins de 10'000 kilomètres depuis sa
mise en liberté !
Représentons-nous le caporal-grenadier Junod faisant sa
dernière étape : c’est le 12 mai 1814. Voilà quatre ans qu’il court le monde...
et dans quelles conditions ! Par cette belle journée de printemps, chaque pas
le rapproche de son village. Il sait maintenant qu’il l’atteindra ce soir. De
bien loin, il aperçoit les sommets qu’il a souvent gravis dans sa jeunesse : le
Chasseron, le Cochet, les Aiguilles de Baulmes, le Suchet. Il distingue les
maisons de Bullet, du Château, dont il ne peut détacher les yeux. Il arrive
enfin au pied de la Côte. Peut-être but-il un bon coup à Vuitebœuf. Nous
l’espérons pour lui, car il ne l’a pas volé ! Et pour l’ultime étape, il
s’engage dans le sentier de Jean-Baptiste.
A pleins poumons il respire l’air natal. Il ne sent plus la
fatigue. Il a hâte d’arriver. Au Château, puis à Sainte-Croix, il rencontre les
premières connaissances, qui ont bien de la peine à le reconnaître. Il aperçoit
enfin La Sagne et quelques instants après il tombe dans les bras des siens qui
le croyaient mort depuis longtemps.
Les premières effusions passées, il apprend qu’aucun de ses
compagnons de Sainte-Croix et environs n’est reparu. Ils étaient partis à vingt
pourtant, vingt gars pleins de vie, du désir de voir du pays, de porter un bel
uniforme. Dix-neuf sont restés couchés dans les grandes plaines blanches de
Russie ! Nous nous représentons facilement ce que durent être ces premières
journées du revoir. Que de choses à raconter, qui hélas ne nous sont pas
parvenues et qui valurent à notre grenadier le surnom de «Russe», qu’il
transmit à ses descendants qui devinrent des «Junod à chez le Russe». Les vieux
de Sainte-Croix se rappellent parfois ce souvenir.
Mais Junod est toujours soldat et à la longue les journées
calmes de son hameau lui pèsent. Il doit rejoindre son régiment qui a été
reconstitué. Le voilà en route pour Soissons où il reprend place dans le rang.
Le 1er janvier 1815 il est à Arras. Il porte maintenant la cocarde blanche du
Roi de France. Le 24 mars 1815, la Diète fédérale décide de rappeler ses
régiments au service de la France. Napoléon, de retour de l’île d’Elbe,
autorise la chose. Par petits détachements de cent hommes, commandés par des
sous-officiers, nos grognards regagnent la Suisse. Ils se rallient à Soleure.
Puis, après quelques péripéties, entre autres la
distribution à Yverdon de la médaille de la «fidélité helvétique» à tous ces
rescapés, c’est le licenciement et le retour définitif dans les foyers. Junod
s’y retrouve à fin 1815.
Il se marie à La Sagne, reprend la fourche et la faux, ce
qui n’apporte du reste pas l’aisance dans la famille. Il essaye en vain
d’obtenir une pension de la France, qu’il a fidèlement servie pendant six ans.
Il renouvelle ses offres, sans succès, jusqu’à la veille de sa mort, survenue
en 1859. Il avait septante ans.
Concluons par le trait d’esprit d’un officier supérieur de
la garde suisse à Paris : un jour, le roi s’adressant à lui, dit :
- Capitaine,
avec tout l’argent que la France a donné aux Suisses, on ferait une route
depuis Paris à Berne.
- Sire,
répondit le capitaine, avec tout le sang que les Suisses ont versé pour la
France, on ferait une rivière de Berne à Paris...
L'ouvrage de référence sur le sujet est "Honneur et Fidélité" de P. De Vallière, lequel cite : " La Suisse a donné 90'000 hommes à Napoléon. Le 1er régiment eut, en seize ans, 17'250 homme inscrits dans ses contrôles. De ce nombre 11'891 moururent sur les champs de bataille, de blessures ou de maladie. On peut, d'après ces chiffres, se faire une idée des pertes des trois autres régiments, du bataillon de Neuchâtel et de celui du Valais. Le total des morts dépassa 45'000 et même 50'000 si l'on compte les Genevois et les Jurassiens. Pendant des années, on vit rentrer en Suisse des revenants de Russie. Le 12 mai 1814, arrivait à Sainte-Croix le caporal-grenadier Samuel-Pierre Junod, du 1er régiment suisse, blessé et fait prisonnier à la bataille de Polotzk. Libéré en janvier 1814, il avait regagné la Suisse par petites étapes. Le colonel-instructeur Junod possède encore sa feuille de route. Des vingt hommes de Sainte-Croix engagés au même régiment, le caporal Junod fut le seul à revoir son pays natal. Cinq Mermod, de la même commune, étaient tombés à la Bérésina. Après un court séjour dans sa famille, Junod reprit sa place au régiment, à Soissons, et reçut en 1815, à Yverdon, la médaille de la Fidélité helvétique. Jusqu'à sa mort, en 1859, il essaya vainement d'obtenir de la France la pension qui lui était due.
Mardi 13 mars 2012, le quotidien 24 Heures, sous la plume de Philippe Dumarteray, publiait l'odyssée du caporal Junod. |
En mémoire aux Suisses qui ont servi dans les armées étrangères.
Tous droits réservés / AC
Remerciements :
- à mon oncle Jean-Louis Junod, décédé le 3 décembre 2019, fils du colonel Junod, lequel m'a fait don des documents qui figurent ci-dessus.
- à mon fils Ivan Cornu, pour sa précieuse aide à la mise en page.